Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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Les formateurs et formatrices en entreprise

Une fonction méconnue du système dual

Fonction peu étudiée, les formateurs et formatrices en entreprise jouent pourtant un rôle central dans le système dual de formation initiale, notamment dans la socialisation professionnelle des apprenti-e-s. Une étude en cours menée par une équipe de chercheurs de l’IFFP s’est penchée sur la question. Il ressort des premières analyses que les personnes formatrices se trouvent confronté-e-s à deux enjeux professionnels majeurs. D’une part, portant la double casquette – personne formatrice et employé-e – elles doivent faire face à la tension entre deux logiques : produire et former. D’autre part, l’enjeu de la reconnaissance de leur travail de formateur ou formatrice apparaît comme central. Souvent absente de manière formelle, la reconnaissance passe alors par les retours, mais aussi la progression de leur principal bénéficiaire, à savoir l’apprenti-e.


Les formateurs et formatrices en entreprise occupent une place centrale dans le système dual de formation professionnelle, filière post-obligatoire la plus fréquentée en Suisse. Elles et ils prennent en charge la formation des apprenti-e-s au sein des entreprises formatrices. Malgré leur centralité, très peu d’études s’y intéressent.

Afin de développer les connaissances sur ces acteurs et actrices clés de la formation professionnelle duale, un projet de recherche (FNS100017_153323), basé sur une démarche qualitative – entretiens semi-directifs (80) et observations (30) –, est en cours afin de documenter les trajectoires, le quotidien et les conditions d’exercice de leur fonction, ainsi que leur rôle en tant qu’agents de socialisation professionnelle.

On observe, dans certains cas, que les contraintes de production imposent de facto leur logique. L’enjeu consiste alors à organiser l’activité de l’apprenti-e sans pénaliser ni les impératifs de production, ni les besoins de la formation.

Des analyses en cours, deux enjeux apparaissent comme centraux dans le quotidien des personnes formatrices, à savoir la tension produire/former à laquelle elles et ils sont confronté-e-s ainsi que les questions de reconnaissance qu’elles et ils rencontrent.

Il convient avant tout de noter qu’une forte hétérogénéité caractérise les participant-e-s à la recherche, rencontré-e-s dans les différents cantons de Suisse romande. En effet, d’importantes différences sont à noter selon la taille (micros, petites et moyennes, grandes entreprises) et le secteur d’activité de l’entreprise dans laquelle elles et ils travaillent, leur fonction au sein de l’entreprise (formateurs ou formatrices au quotidien, responsables de formation) ou encore leurs expériences dans la formation. Au-delà de ces distinctions, l’accent sera mis ici sur ce qui apparaît de façon transversale aux situations étudiées.

La tension produire/former

La tension entre les pôles production et formation a été théorisée par la littérature scientifique portant sur l’apprentissage en entreprise, en particulier en ce qui concerne la situation des apprenti-e-s, à la fois engagé-e-s dans une formation et participant aux activités productives d’une entreprise. Cette tension se révèle être tout aussi présente dans le quotidien des formateurs et formatrices en entreprise qui portent le plus souvent une double casquette : celle de formateur ou de formatrice, évidemment, mais aussi celle d’employé-e, qui doit être en mesure de fournir une prestation dans un contexte où la pression au rendement s’avère souvent forte. Cette tension est clairement exprimée dans l’extrait ci-dessous :

« Après le problème c’est avoir plus de temps. Mais pour avoir plus de temps, ça dépend des charges qu’on a de travail aussi. Parce qu’on doit former tout en étant efficace par rapport à notre travail aussi. Alors c’est vrai que c’est pas comme dans une école où on ne fait que ça. Nous on doit être efficace dans la livraison, dans les délais, dans tout. »
(Chauffeur poids lourds, grande entreprise, formateur au quotidien)

Dans la majorité des entreprises dans lesquelles ont été menés les entretiens, les contraintes de production, la pression au rendement, les contingences du marché constituent une trame de fond exerçant un impact sur la tâche formatrice, qui peut parfois apparaître comme « l’élément en plus » dont on n’a guère le temps de s’occuper.

On observe, dans certains cas, que les contraintes de production imposent de facto leur logique. L’enjeu consiste alors à organiser l’activité de l’apprenti-e sans pénaliser ni les impératifs de production, ni les besoins de la formation.

« J’ai pu en rencontrer [des difficultés], à un moment donné où j’étais dépassée par le travail et il faut quand même ne pas oublier l’apprenti, donc euh… et où nous-mêmes on est en situation de stress par rapport au boulot, par rapport au travail demandé. Donc après, là il faut aussi le cantonner à des tâches plus répétitives, où il sait travailler un peu tout seul, pas le mettre entre parenthèses mais juste qu’il puisse… travailler un peu tout seul et après on reprend derrière, voilà. »
(Laborantine, petite entreprise, formatrice au quotidien)

Au-delà de la gestion individuelle de cette tension par les personnes formatrices, la façon dont les entreprises conçoivent et organisent cette dualité est également en jeu ici : quels sont les ressources, les moyens, les agencements de temps et d’activité formellement mis en œuvre pour optimiser les conditions d’apprentissage ?

Si la production s’impose souvent comme une puissante contrainte au sein de la pratique quotidienne des personnes formatrices, il convient de ne pas sous-estimer pour autant l’autre élément constitutif de cette tension.

D’une part, les contraintes externes rappellent les exigences relatives à la formation des apprenti-e-s en entreprise. Il s’agit par exemple des ordonnances et plans de formation, du contrat d’apprentissage, des contrôles opérés par les commissaires d’apprentissage, des attentes quant à la réussite des examens. D’autre part, la fonction formatrice relève le plus souvent d’une posture, d’une façon d’endosser son rôle. A cet égard, cette fonction prend parfois la forme d’une véritable mission, portée par le choix de ne pas prétériter le pôle formation au détriment des impératifs de production, mais au contraire de le valoriser. La transmission du métier et la réussite des examens sont alors mises au centre.

Pour certaines personnes formatrices, cette posture se traduit par le choix de prendre un temps dont elles ne disposent pas officiellement.

« Bah le temps il faut le prendre hein, l’employeur ne donne pas de temps à disposition pour faire ça, donc on doit s’organiser nous de notre côté pour organiser les plans de formation, les séquences de formation… Tout ce genre d’organisation et de travail on doit le prendre sur notre propre temps. »
(Employé de commerce, grande entreprise, formateur au quotidien)

Le manque de temps à disposition pour exercer correctement la fonction formatrice est par ailleurs mentionné à de nombreuses reprises. Certes, les sentiments de surcharge et l’intensification des rythmes de travail constituent des conditions rencontrées de façon de plus en plus généralisée dans les entreprises. Cependant, la « double casquette » des personnes formatrices semble renforcer cette situation.

« Mais même qu’une casquette on manque parfois de temps. Alors double casquette c’est… très très sportif ».
(Gestionnaire de commerce de détails, grande entreprise, responsable et formatrice)

Les enjeux de reconnaissance

L’enjeu de la reconnaissance, abordé à de nombreuses reprises par les personnes rencontrées, s’avère aussi central.

Au quotidien, la reconnaissance de la fonction s’avère souvent aléatoire. Par exemple, quand bien même la pression à bien former l’apprenti-e est présente, la légitimité d’une telle fonction peut être remise en question par certains collègues, qui ne discernent pas réellement son utilité et s’interrogent sur la nature des tâches réelles qui la caractérisent.

« Alors euh souvent c’est des mauvaises langues ils disent que la formation est une planque. »
(Horloger, entreprise moyenne, responsable de formation)

Cette reconnaissance incertaine, provient notamment de la relative invisibilité de l’activité formatrice. Celle-ci est difficile à quantifier, justement parce qu’elle s’exerce dans un registre complètement différent de celui de la production (« perdre du temps » à refaire, à expliquer, mener son apprenti-e à comprendre par soi-même, etc.).

« Je pense qu’on réalise pas du tout le travail que je fais, donc ça c’est sûr. C’est sûr. (…) Alors j’ai essayé, on me demande de dire les heures que je passe pour faire telle et telle tâche, ou telle et telle tâche, c’est juste difficile à quantifier, donc voilà j’ai essayé de faire ça, de rendre ça pour que ma supérieure hiérarchique puisse se rendre compte du temps. Y’a que ceux qui me côtoient et qui se sont occupés de la formation d’apprentis avec moi qui se rendent compte de la charge de travail. »
(Laborantine en chimie, grande entreprise, responsable de formation)

Quand les formateurs et formatrices parlent de reconnaissance, celle-ci est plutôt informelle et semble venir plutôt « du bas » que « du haut ». C’est l’apprenti-e qui, par ses retours au quotidien, sa progression, constitue la principale source de reconnaissance. Plus particulièrement, l’obtention du CFC par l’apprenti-e constitue une source importante de visibilité, de satisfaction, et donc de reconnaissance du travail accompli.

« …voir les jeunes qui se développent, qui vont bien, qui font des bonnes notes, c’est ça ma reconnaissance. Je veux dire je n’ai pas besoin que le grand chef vienne me dire ‘Bravo !’. Ce n’est pas ça, pour moi ma reconnaissance est de faire en sorte que tous les jeunes réussissent, que tout se passe bien, qu’ils soient contents dans cette entreprise.
(Employée de commerce, grande entreprise, responsable de formation)

En ce qui concerne la reconnaissance formelle, celle-ci s’avère très variable. Elle apparaît néanmoins comme un enjeu transversal à l’activité formatrice, déterminant les conditions concrètes d’exercice, les ressources à disposition, le temps officiellement attribué. On mentionnera notamment l’absence de statut ad hoc attribué à cette fonction, de décharge pour le temps investi à former l’apprenti-e, et enfin de rémunération ou de prime pour cette fonction. Plus spécifiquement, il est également relevé une insuffisante (ou inexistante) formalisation des tâches formatrices, l’absence d’un cahier des charges ou d’un règlement encadrant la fonction.

En conclusion, l’ambiguïté inhérente à la fonction de formateur ou formatrice en entreprise est intéressante à souligner. Malgré le manque de temps à disposition pour exercer correctement leur fonction, une reconnaissance incertaine et une forte pression, les personnes formatrices disent retirer de nombreuses satisfactions de leur activité. Le plaisir est lié prioritairement aux moments de formation et aux gratifications liées à l’évolution des jeunes qu’elles et ils accompagnent.

Au final, les enjeux évoqués ici ouvrent la voie à des pistes d’action permettant une revalorisation de la fonction formatrice. Il s’agirait de reconnaître davantage cette fonction, notamment via un cahier des charges réaliste qui prenne en compte l’ensemble des activités qu’elle implique, y compris les moins visibles et qui allouerait le temps nécessaire en conséquence.

« …à mon avis il faut que ce soit quand même reconnu, valorisé au sein des entreprises, par du temps, dans les objectifs, ou alors dans le salaire, ou alors dans la journée, mais il faut, il faut qu’il y ait quelque chose pour que les gens aussi, aient envie de le faire. Qu’ils veuillent le faire par reconnaissance, qu’ils veuillent le faire par euh… souci financier, qu’ils veuillent le faire par n’importe quoi, mais il faut qu’il y ait quelque chose sinon y’aura plus personne qui voudra le faire. »
(Employé de commerce, grande entreprise, formateur au quotidien)

Au-delà du bien-être des personnes formatrices, une reconnaissance de leur fonction, permettrait de souligner leur rôle central dans le système dual, et surtout à en assurer la pérennité.

L’interaction, un outil de travail pour les formatrices et formateurs en entreprise

Les formatrices et formateurs en entreprise jouent un rôle central dans le système suisse de la formation professionnelle. Comment les aider à faire reconnaître et à développer leurs compétences d’interaction avec les apprentis ?

Par Laurent Filliettaz, professeur ordinaire à l’Université de Genève

On le sait bien, la qualité du système suisse de la formation professionnelle ne tient pas seulement à son organisation partenariale ; elle repose en grande partie sur la qualité de l’accompagnement et de la transmission que peuvent proposer les entreprises et plus généralement les organisations du monde de travail. Les formateurs en entreprise, et plus généralement les collègues de travail expérimentés, jouent ici un rôle clé dans la socialisation professionnelle des jeunes et dans leur accès aux savoirs, savoir-faire et savoir-être en lien avec les métiers.

Pour mieux reconnaître l’activité des formateurs en entreprise et la soutenir, il importe avant tout de comprendre l’organisation travail réel effectué au quotidien par les formateurs. En particulier, on s’intéressera au fait que les processus de socialisation et de transmission se construisent fréquemment dans des situations d’échanges entre formateurs et apprentis, dans des activités collectives en face-à-face, des interactions verbales et non verbales. A plus d’un titre, les interactions constituent un outil essentiel dans le travail des formateurs en entreprise, un outil qu’ils doivent eux-mêmes apprendre à connaître, à maitriser et à entretenir.

C’est là un des objectifs des recherches conduites à l’Université de Genève depuis une dizaine s’années par l’équipe Interaction & Formation : identifier les compétences que mettent en œuvre les formateurs en entreprises dans leurs interactions avec les apprentis, et concevoir des outils permettant de construire et de développer ces compétences. Pour mener ces recherches, des observations ont été réalisées dans différents contextes professionnels, en lien avec des formations professionnelles de différents niveaux (CFC, ES, HES) : des garages et ateliers automobile, des petites et moyennes entreprises du secteur du bâtiment, des entreprises industrielles du secteur des machines et de l’énergie, des institutions de la petite enfance, des services hospitaliers. Les observations ont pris la forme d’enregistrements audio-vidéo de situations naturelles et non provoquées d’interactions entre des apprentis et des formateurs, dans le quotidien du travail.

Que montrent ces enregistrements et leur analyse ? Les recherches réalisées mettent en évidence des compétences d’interaction que construisent, parfois spontanément et à travers l’expérience, les formateurs en entreprise. Ces compétences portent d’abord sur la capacité d’aménager des opportunités de formation au cœur des situations de production. Les formateurs sont en permanence confrontés à la nécessité de tenir simultanément deux rôles : celui de producteur d’un bien ou d’un service ; et celui de soutien aux apprentissages. Ils utilisent fréquemment les ressources des interactions pour transformer des situations ordinaires de production en supports à des pratiques de transmission. Les interactions verbales et non verbales sont également utilisées par les formateurs en entreprise pour aménager la rencontre des apprentis avec des savoirs professionnels. Ces savoirs ne sont pas seulement formulés explicitement, sous la forme d’explications, mais ils sont pointés à l’attention de apprentis par un large éventail de ressources de communication : des regards, des gestes, des manipulations d’objets, des déplacements dans l’espace, etc.

Un autre aspect important des compétences d’interaction concerne la manière dont les formateurs en entreprise aménagent pour les apprentis des espaces de participation aux activités de travail. C’est en effet à travers les interactions verbales et non verbales que des tâches sont déléguées et que des responsabilités sont confiées aux apprentis.  Ceci ne concerne pas seulement la place des apprentis, mais également la manière dont les formateurs ajustent leur propre activité à celle des apprentis. Par exemple, dans le champ de la formation des éducatrices de l’enfance, des stratégies récurrentes ont été mises en évidence, par lesquelles les référentes professionnelles accompagnent les stagiaires, soit en les observant, soit en co-animant des activités, soit en leur montrant comment animer une activité éducative.

Les résultats de ces recherches ont permis non seulement de mettre en lumière les compétences d’interaction mobilisées par les formateurs, mais encore de proposer des ressources pour les développer. Un outil diagnostic a été mis en place pour permettre aux formateurs d’identifier les apports et les limites des environnements de travail  pour la formation (1). Cet outil est présenté dans différents programmes de formation continue de formateurs. Les résultats détaillés de la recherche peuvent être consultés sur le site web de l’équipe interaction & Formation. L’équipe de recherche se met volontiers à disposition des entreprises et des institutions pour répondre à des demandes et accompagner des projets en lien avec la formation professionnelle.

1 Voir Filliettaz (2012). Interactions tutorales et formation des formateurs. Travail & Apprentissages : revue de didactique professionnelle, 9, 62-83.
Citation

Perrenoud, D., Duc, B., & Lamamra, N. (2017). Une fonction méconnue du système dual. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 2(1).

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