Formation professionnelle dans la recherche et la pratique
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THESES ET REFLEXIONS

Abandon du principe des lieux de formation

Le principe des trois lieux de formation détermine depuis longtemps l’organisation, la distribution des responsabilités et le financement de la formation professionnelle. La répartition classique est la suivante : l’entreprise enseigne la pratique, l’école la théorie. Mais cette division devient de plus en plus contestable. Ainsi, la théorie est aujourd’hui enseignée dans tous les trois lieux de formation, et tous trois participent également à l’acquisition de compétences transversales. L’expert en formation professionnelle Emil Wettstein préconise dans son texte un nouveau principe de structuration de la formation professionnelle, car les tâches des différents lieux de formation varient d’un métier à l’autre – et un abandon du principe des lieux de formation.


Notre système de formation professionnelle est aujourd’hui caractérisé comme combinaison de trois lieux de formation : la Loi sur la formation professionnelle (LFPr) évoque trois lieux de formation auxquels des tâches déterminées ont été attribuées. Chaque lieu de formation est financé différemment. Les responsabilités et les structures des autorités et des commissions également s’alignent sur les lieux de formation, de même que la formation des responsables. Cette structuration par lieux de formation est fondée sur la conviction que chaque lieu de formation assume certaines tâches dans le cadre d’une formation professionnelle, et que cette attribution est immuable.

Nous défendons ici la thèse que ceci est de moins en moins le cas. Les lieux de formation deviennent de plus en plus interchangeables. Aujourd’hui, il faut se demander : « Quelles sont les fonctions qui doivent être assurées afin que la formation professionnelle réussisse ? » Et : « Qui peut assumer ces fonctions pour le mieux ? »

Toutes ces évolutions font que l’attribution fixe de certains domaines de la formation initiale et continue à certains lieux ou certaines institutions n’est plus nécessaire, et n’a même souvent plus de sens.

Lieu de formation – un terme qui a au moins trois significations

Qui s’intéresse aux questions de formation connaît et utilise le terme de « lieu de formation » :

  • L’enseignement dans les écoles obligatoires et secondaires est de plus en plus souvent enrichi par des « lieux de formation extrascolaires ». Et dans ce domaine, la créativité ne connaît guère de limites : on trouve ainsi sur Internet le « lieu de formation gravière » et le « lieu de formation Patrimoine culturel mondial de l’Unesco », ou encore les lieux de formation Âge de pierre, musée, lac de Sempach, ferme, etc.
  • La formation des adultes est effectuée dans divers lieux de formation. On cite actuellement comme lieux de formation, entre autres, le centre de formation, le théâtre, le site commémoratif, le zoo et le groupe d’étude (Gundermann 2015). Le terme est également utilisé pour des manifestations : lieu de formation conférence (Müller, Nuissl 2016), lieu de formation voyage d’études, etc.
  • La formation professionnelle est ici plus restrictive : en Suisse, il est question de trois lieux de formation – l’entreprise, l’école professionnelle et le centre de cours interentreprises, également appelé « troisième lieu de formation ». En Allemagne, on en définit quatre : l’école, l’école de métiers, l’entreprise et le studio. Dans la pratique, on ne distingue toutefois que deux lieux de formation, l’entreprise (y compris l’école de métiers) et l’école professionnelle.

On voit donc que bien des choses sont qualifiées de lieu de formation, même si ce terme qui a commencé à être utilisé au début des années 70 a déjà été critiqué très tôt (Beck 1984). Ce faisant, on suppose tacitement que chacun sait ce qu’il faut entendre par lieu de formation. En réalité, cependant, le terme est utilisé dans des sens divers :

Dans la formation professionnelle, on s’appuie couramment sur une définition de 1974 du Conseil allemand de l’éducation : « On entend par lieu de formation une institution reconnue dans le cadre de l’instruction publique qui organise des offres de formation » (Conseil allemand de l’éducation, 1974). Eckehard Nuissl, ancien directeur de l’Institut allemand de formation des adultes (DIE), voit les choses tout à fait autrement : « Un lieu de formation est l’endroit où les individus apprennent. Il est ce qui les entoure lors de l’apprentissage. Et il se situe là où l’individu se trouve physiquement lorsqu’il apprend. » (Nuissl 2004, page 5)

Ces deux définitions souvent citées représentent les deux principales significations du terme :

(1)      le lieu de formation comme institution,
(2)      le lieu de formation comme environnement d’apprentissage concret.

Une troisième signification, plus récente, est typique de l’emploi inflationnaire actuel du terme :
(3)      le lieu de formation comme manifestation.

Par exemple, une année transitoire est appelée « lieu de formation Sud ». Nous avons évoqué plus haut les lieux de formation conférence et voyage d’études. Et le droit suisse de la formation professionnelle également utilise le terme non seulement pour des institutions, mais aussi pour des manifestations : « Cours interentreprises et autres lieux de formation comparables » (art. 23 LFPr).

Nous nous limiterons ici aux deux premières significations.

L’administration et la politique de la formation utilisent le terme pour des institutions : entreprises, écoles, centres de formation, écoles de métiers, etc. La LFPr les définit en stipulant les fonctions qu’elles assument dans la formation professionnelle : ainsi, l’entreprise est un « prestataire de la formation à la pratique professionnelle » (art. 20 LFPr), l’école professionnelle « dispense la formation scolaire. Celle-ci comprend un enseignement professionnel et un enseignement de culture générale. » (art. 21 LFPr).

Dans les sciences et la pratique pédagogiques, c’est la deuxième signification qui est au premier plan : on entend par « lieu de formation » une situation définie entre autres par un lieu concret : poste de travail, classe, chantier, local de pause, Skills Lab, laboratoire d’apprentissage, bureau d’entraînement. Il peut également s’agir d’une installation : lit de patient, îlot de production, ordinateur d’analyse, simulateur de vol. Katrin Kraus souligne que les lieux de formation vus sous cet angle constituent des « constellations temporaires », déterminées non seulement par le lieu, mais aussi par l’objet de l’apprentissage, la situation de l’apprenant et d’autres facteurs : « Un lieu devient un lieu de formation lorsque la constellation du vecteur de savoir, de l’infrastructure, de l’atmosphère et des coprésences convient à une personne donnée et pour un objet d’apprentissage donné à un moment donné. » (Kraus 2015, page 49)

Dans le contexte qui nous intéresse, il convient de souligner les aspects suivants :

  • Les institutions, lieux de formation dans le premier sens du terme, regroupent en général plusieurs lieux de formation dans le sens d’environnements d’apprentissage concrets : dans une entreprise, par exemple, on n’apprend pas seulement au poste de travail, mais aussi lors de conférences dans la salle de réunion, lors d’entretiens avec des collègues à la cantine, lors de la discussion d’une proposition dans le bureau du supérieur, à l’occasion de rencontres avec les clients / patients. L’entreprise ne dispense pas seulement une « formation à la pratique professionnelle ».
  • Aujourd’hui, on n’apprend plus uniquement dans des lieux réels, mais aussi dans des espaces virtuels. En jouant sur l’ordinateur ou le smartphone, on apprend souvent avec une grande intensité, et le lieu concret où se trouve le joueur ou la joueuse est sans importance. Il ou elle agit et communique dans un lieu virtuel. Il en va de même pour la participation à des webinaires, des vidéoconférences, des cours en ligne (FLOT) ou des classes virtuelles.
  • Comme le constate Kraus, des lieux (réels et virtuels) peuvent à certains moments déclencher des processus d’apprentissage très importants, et ne pas être des lieux de formation à d’autres moments. Ceci est également vrai pour des lieux tels que la classe ou le poste de travail.
  • La constellation donnée détermine également ce qui est appris. Dans la classe scolaire, il peut s’agir d’un contenu technique spécifique, mais aussi d’un apprentissage social. Sur le chantier, on peut apprendre un savoir-faire pratique, mais également assimiler le déroulement d’un processus de travail ou l’importance d’un phénomène physique.
  • Si le débat portait jadis avant tout sur les lieux de formation de l’apprentissage formel, par exemple de l’acquisition d’une certification professionnelle, on attache aujourd’hui une grande valeur à l’apprentissage informel, de sorte que pratiquement tout lieu est un lieu de formation potentiel.

Attribution de certaines fonctions aux lieux de formation

Si l’on demande à des non-spécialistes quelles sont les tâches de l’entreprise et de l’école dans l’apprentissage, on vous répond généralement : l’entreprise enseigne la pratique, l’école la théorie. Cette répartition détermine également depuis 1934 quelles tâches une école professionnelle est autorisée à assumer : à l’époque, les écoles professionnelles urbaines, qui disposaient également alors d’ateliers pour compléter la formation des apprentis, se virent interdire l’« enseignement en atelier », dont le subventionnement leur était dès lors refusé. (Wettstein 1987, page 107)

Ceci n’allait changer qu’avec l’apparition d’un troisième lieu de formation : les « cours d’introduction », par la suite appelés « cours interentreprises », prirent en charge des tâches des entreprises, notamment l’enseignement d’un savoir-faire fondamental. On assistait ainsi à un premier effritement de la répartition classique des fonctions. Entre temps, les centres interentreprises se chargent également dans les CIE – selon le métier – de dispenser une partie du savoir proche de la pratique et de la réflexion sur l’activité dans l’entreprise.

Si la division des tâches par lieux de formation est encore à peu près claire si on les entend comme institutions, elle devient complètement floue si on les entend comme lieux concrets de transmission d’aptitudes : dans la première moitié du XXe siècle, les grandes entreprises ont écarté la transmission de certaines compétences des postes de travail pour la confier à des ateliers d’apprentissage internes ou des institutions similaires. Entre temps, en bien des endroits, des institutions spécifiques ont pris la relève pour ces tâches, par exemple des ateliers et des laboratoires d’associations de formation. Par ailleurs, celles-ci se chargent également, comme base pour leur tâche principale, de travaux productifs. Dans les services financiers et autres services mettant l’accent sur les aptitudes cognitives et les compétences sociales, des postes d’apprentissage assistés par ordinateur assument des tâches de formation importantes. Dans l’industrie et l’artisanat, certaines connaissances techniques – normes, instructions, caractéristiques des matériaux, offre de produits semi-finis – sont transmises par le biais d’un lieu de formation virtuel, les bases de données dans le cloud.

Les conséquences pour la pratique

Toutes ces évolutions font que l’attribution fixe de certains domaines de la formation initiale et continue à certains lieux ou certaines institutions n’est plus nécessaire, et n’a même souvent plus de sens. Comme l’indique la définition de Katrin Kraus citée plus haut, divers facteurs déterminent quel est le lieu optimal dans chaque cas concret. Ceci a des implications pratiques, par exemple lorsqu’il s’agit de savoir quelles tâches doivent être déléguées à un cours interentreprises. Il faut également se demander s’il est encore judicieux de stipuler de façon contraignante dans une ordonnance lequel des trois lieux de formation définis dans la LFPr doit assumer certaines fonctions, et quelle quote-part du temps de formation doit lui revenir. La formation des responsables de la formation professionnelle doit s’adapter à ce champ de tâches plus vaste. Les lieux de formation virtuels modifient les tâches des lieux réels. Leur utilisation permet un emploi de personnes en formation à l’étranger, comme l’a montré la société Bühler Uzwil. Une orientation vers les fonctions plutôt que vers les lieux de formation faciliterait peut-être également leur coordination.

Mais tout cela exige aussi que l’on détermine avec soin quelles fonctions sont nécessaires pour que la formation professionnelle réussisse. N’oublions pas que l’objectif d’apprentissage n’est qu’un aspect parmi d’autres qui définissent le lieu de formation. La réponse : « la théorie et la pratique » – ou comme on le dit dans l’espace anglophone « How and Why » – ne suffit plus. Dans notre présentation de la formation professionnelle en Suisse (« Berufsbildung in der Schweiz », Wettstein, Schmid, Gonon 2014), nous nous sommes donc écartés d’une structuration par lieux de formation et avons articulé notre étude autour d’une liste de huit fonctions (ou « éléments d’une formation professionnelle réussie ») et de leur prise en charge par les différents acteurs.

Littérature

  • Beck, K. (1984). Zur Kritik des Lernortkonzepts. Ein Plädoyer für die Verabschiedung einer untauglichen pädagogischen Idee. In W. Georg & G. Grüner (Eds.), Schule und Berufsausbildung Gustav Grüner zum 60. Geburtstag (pp. 247 – 262). Bielefeld: Bertelsmann
  • Deutscher Bildungsrat. (1974). Zur Neuordnung der Sekundarstufe II Konzept für eine Verbindung von allgemeinem und beruflichem Lernen. Stuttgart: Verlag Ernst Klett
  • Gundermann, A. (2015). Lernort. Bonn: DIE. Retrieved from www.die-bonn.de/wb/2015-lernort-01.pdf
  • Kraus, K. (2015). Orte des Lernens als temporäre Konstellationen. Ein Beitrag zur Diskussion des Lernortkonzepts. In K. Kraus, S. Schreiber-Barsch, & R. Stang (Eds.), Erwachsenenbildung und Raum theoretische Perspektiven – professionelles Handeln – Rahmungen des Lernens (pp. 41-53). Bielefeld: Bertelsmann
  • Müller-Naevecke, C., & Nuissl, E. (2016). Lernort Tagung. Konzipieren, Realisieren, Evaluieren. Bielefeld: Bertelsmann
  • Nuissl, E. (2004, 22. März 2004). Orte und Netze Lebenslangen Lernens. Paper presented at the Kongress der Schweizerischen Gesellschaft für Erziehungswissenschaften, 22. März 2004, Universität Zürich
  • Pätzold, G. (1990). Lernortkooperation. Heidelberg: Sauer
  • Erpenbeck, J., & Sauter, W. (2013). So werden wir lernen! Kompetenzentwicklung in einer Welt fühlender Computer, kluger Wolken und sinnsuchender Netze. Berlin: Springer Gabler
    Wettstein, E. (1987). Die Entwicklung der Berufsbildung in der Schweiz. Aarau etc.: Sauerländer
  • Wettstein, E., Schmid, E., & Gonon, P. (2014). Berufsbildung in der Schweiz. Formen, Strukturen, Akteure. hep praxis. Bern: hep  (tracution en italien: http://bit.ly/2bbhWpw; celle en français apparaîtra à la fin de l’année.)
Citation

Wettstein, E. (2016). Abandon du principe des lieux de formation. Transfer. Formation professionnelle dans la recherche et la pratique 1(1).

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